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Agronomie

Mildiou de la vigne : la viticulture raisonnée a-t-elle vraiment tout faux ?

Philippe Stoop
8 juin 2020
2 Commentaires

Introduction

Selon une thèse récente de l’Université Paris-Saclay et AgroParisTech, il serait possible de réduire de 56% les traitements fongicides contre le mildiou de la vigne dans le Bordelais, simplement en positionnant mieux le 1er traitement contre cette maladie. Bien que basée sur la formalisation de l’expertise de viticulteurs et conseillers viticoles de terrain, cette affirmation est très inattendue pour les praticiens de la viticulture raisonnée : en effet, l’aide à la décision pour la date de ce premier traitement semblait bien maitrisée, grâce aux réseaux d’observations et aux modèles épidémiologiques, dont les résultats sont mis gratuitement à disposition des viticulteurs dans les Bulletins de Santé du Végétal (BSV). Les efforts de recherche récents portaient plus sur l’optimisation de la quantité de produit appliquée en fonction de l’état végétatif de la vigne (service Optidose de l’IFV, maintenant intégré dans l’Outil d’Aide à la Décision Décitrait, OAD Picore développé par INRAE et Sika), et le raisonnement du renouvellement des traitements (Movida, co-développé par ITK et Bayer CropScience, et Decitrait). Les acteurs de l’agriculture raisonnée auraient-ils fait fausse route ? Nous verrons que cette thèse pose de vraies questions sur les failles possibles des BSV, mais les surestime très probablement. Et la stratégie de protection innovante qu’elle propose parait bien risquée, pour des bénéfices incertains. Par contre, les outils de raisonnement actuels gagneraient sans doute à utiliser les techniques d’analyses des données et des savoirs experts mis au point dans cette thèse… à condition d’avoir accès aux données utilisées dans cette thèse.

Nota bene 1 : ITK est en situation de conflit d’intérêts potentiel sur ce sujet, puisqu’elle a codéveloppé avec Bayer CropScience le service Movida, qui vise au raisonnement des traitements fongicides sur vigne, par d’autres moyens que ceux décrits dans cette thèse. C’est l’occasion de rappeler que l’existence de tels conflits d’intérêts potentiels est simplement une information qui doit être portée à la connaissance des lecteurs, mais n’invalide nullement une publication scientifique. Nous espérons donc susciter ici un débat qui pourra intéresser tous ceux qui souhaitent réduire l’usage aux pesticides sur le terrain, et à court terme.

Nota bene 2 : nous discutons ici d’une thèse, qui est pour l’essentiel le travail d’une jeune chercheuse, mais dans un cadre défini par son laboratoire d’accueil. Nous tenons donc à être clairs sur le fait que les objections que nous faisons sur ces travaux ne s’adressent pas tant à la doctorante, qu’à la politique de la recherche publique française, en matière de protection des cultures.

La lutte contre le mildiou de la vigne : importance de l’enjeu et état de l’art

La bonne gestion de la protection de la vigne contre le mildiou est un enjeu majeur pour la viticulture, et de façon plus générale pour le plan Ecophyto de réduction de l’usage des pesticides en France. En effet, la vigne consomme à elle seule environ 20 % des pesticides utilisés en France, parmi lesquels les produits anti-mildiou sont de loin les plus utilisés (ils représentent 43 % des pesticides utilisés dans le vignoble bordelais). Cela s’explique par le fait que cette maladie est présente à des degrés divers dans tous les vignobles, et que la période de risque est particulièrement longue (elle peut aller de mi-avril à début août). Par ailleurs, aucun des fongicides utilisables contre cette maladie n’est curatif (c’est-à-dire capable de mettre fin à une infestation bien installée). Il est donc nécessaire de traiter avant l’apparition des symptômes, ce qui incite les viticulteurs à des traitements de précaution, s’ils ne reçoivent pas d’informations suffisamment fiables sur les risques de contamination de leurs parcelles.

En conséquence, c’est aussi une des maladies des cultures les plus étudiées, et pour lesquelles les techniques les plus avancées sont utilisées afin de raisonner les traitements. En France, tous les viticulteurs peuvent accéder en ligne gratuitement aux Bulletins de Santé du Végétal (BSV), qui sont le principal canal de communication du dispositif d’épidémiosurveillance de l’agriculture française. Ces bulletins, coordonnés par les Chambres Régionales d’Agriculture en collaboration avec tous les acteurs du développement agricole, donnent chaque semaine aux agriculteurs l’état des observations de maladies réalisées sur le terrain dans leur région, ainsi que les prévisions de risque à court terme calculées par des modèles épidémiologiques. Dans le Bordelais, il s’agit des modèles Potentiel Système, utilisés par l’IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin). Ces prévisions apportées par les modèles sont un élément essentiel de la décision : en effet, en l’absence de produit curatif, le consensus actuel, rappelé sur le site EcophytoPIC, est qu’il faut traiter juste avant chaque pluie contaminante. D’où l’importance des modèles épidémiologiques, qui permettent d’estimer le risque de contamination à l’échelle de la semaine à venir, en se basant sur les prévisions météorologiques.

Il résulte de cette stratégie préventive que la plupart des viticulteurs commencent à traiter avant d’avoir le moindre symptôme de mildiou dans leurs parcelles, et, s’ils réussissent à suivre correctement les stratégies recommandées, n’en verront pas tout au long de la campagne, ou seulement quelques taches marginales, dans des secteurs qui auraient échappé au traitement. La précision des informations qu’ils reçoivent sur le risque de mildiou est donc fondamentale.

Le BSV permet normalement aux viticulteurs de ne commencer les traitements anti-mildiou que quand le risque de maladie est bien avéré dans leur région. Il constitue donc la référence actuelle pour les bonnes pratiques de premier traitement même s’il ne donne aucun conseil sur le choix ou la dose d’emploi des produits à utiliser. De plus, il informe continument les viticulteurs sur l’évolution du risque de maladie durant la campagne, mais ces informations restent difficiles à interpréter pour savoir s’il faut poursuivre ou interrompre la protection après le 1er traitement. Pour les viticulteurs qui veulent aller plus loin dans la réduction des traitements, deux leviers d’action supplémentaires sont possibles :

  • Réduire la dose d’emploi du fongicide, quand la vigne n’a pas encore atteint son développement végétatif maximal : c’est l’objet de l’Outil d’Aide à la Décision (OAD) Optidose, développé par l’IFV
  • Arrêter les traitements s’il n’y a plus de risque de contamination quand le dernier traitement fongicide arrive en fin de persistance : c’est ce que permettent (en plus du choix de la date de 1er traitement) les OAD Movida (co-développé par ITK et Bayer Cropscience) et Decitrait (développé par l’IFV, qui intègre également Optidose).

Les BSV ne donnent par nature que des informations pour un réseau de parcelles types (plus de 250 à l’échelle du vignoble bordelais). Les viticulteurs qui veulent avoir une estimation plus personnalisée des risques, basée sur le micro-climat de leurs parcelles, peuvent s’équiper de stations météo (toutes les stations météo spécialisées pour l’agriculture sont associées à des modèles épidémiologiques plus ou moins sophistiqués). Ils peuvent aussi utiliser les OAD validés dans le cadre du plan Ecophyto pour donner droit aux Certificats d’Economie de Produits Phytosanitaires (CEPP) : en plus d’Optidose-Décitrait et de Movida déjà cités, deux démarches de conseil, Top Mildiou et Opt’IFT, ont été mises au point par des distributeurs d’approvisionnement viticole.

Il semblait donc que les viticulteurs étaient bien armés pour éviter tout traitement anti-mildiou inutile, et en particulier pour ne démarrer la protection que lorsqu’elle devient vraiment nécessaire. Une impression que des travaux récents de l’INRAE et AgroParisTech remettent fortement en cause.

Une thèse qui bouscule les idées reçues sur la lutte contre le mildiou

En effet, la thèse soutenue en décembre 2019 par Mathilde Chen (sous la direction de D. Makowski) jette un gros pavé dans la mare. Elle conclut que, dans le vignoble bordelais, malgré tous les outils cités ci-dessus, les viticulteurs appliquent leur premier traitement en moyenne 6 à 8 semaines trop tôt. Même les experts sollicités par la chercheuse auraient tendance à anticiper de 3 semaines la date d’apparition réelle des symptômes. D’après ces travaux, un meilleur ajustement des dates de 1er traitement mildiou suffirait pour réduire de 56% l’utilisation de fongicides anti-mildiou. Il suffirait en moyenne de 3,4 traitements par an pour contrôler le mildiou dans le vignoble bordelais, alors que la moyenne des traitements pratiqués oscille entre 7,5 et 8 traitements. En clair, même si c’est exprimé moins sévèrement, cela signifie que le travail de vulgarisation des BSV et des OAD, basé sur le couplage d’observations de terrain et des modèles épidémiologiques, aurait totalement échoué à améliorer les pratiques des viticulteurs ; cela même pour la décision qui paraissait la mieux maitrisée, celle du 1er traitement.

Ce résultat a été obtenu grâce à l’introduction de méthodologies innovantes, que l’auteur emploie pour traiter deux problématiques très importantes pour l’aide à la décision agronomique :

  • D’une part l’utilisation de données censurées au sens scientifique, c’est-à-dire incomplètes. Ce problème est bien connu des concepteurs d’OAD agronomiques, qui doivent très souvent valider leurs modèles à partir d’observations ayant une résolution temporelle trop faible par rapport aux phénomènes étudiés. C’est particulièrement flagrant pour une maladie à développement rapide comme le mildiou, où le risque doit être ré-évalué quotidiennement en phase épidémique, alors que l’on ne dispose généralement d’observations sur le terrain qu’à un pas de temps hebdomadaire, voire plus espacé.
  • D’autre part l’intégration de savoirs experts dans des OAD. Il s’agit là d’une piste essentielle pour améliorer les outils actuels. En effet, ceux-ci reposent essentiellement sur des travaux de recherche fournissant des connaissances très précises sur les facteurs majeurs influençant les cultures (en particulier le climat), mais qui n’intègrent pas ou peu les éléments de contexte régionaux et parcellaires qu’utilisent les agriculteurs et leurs conseillers dans leurs décisions de tous les jours. Savoir formaliser et quantifier ces savoirs experts intuitifs et qualitatifs est donc un enjeu essentiel pour affiner les OAD.

Les deux chapitres portant sur ces questions méthodologiques suffisent à eux seuls pour recommander vivement la lecture de cette thèse à toute personne travaillant sur l’aide à la décision agronomique. Par contre, les chapitres suivants, portant sur l’application pratique de ces résultats au raisonnement des traitements fongicides, prêtent plus à discussion. Nous résumerons ici rapidement les résultats majeurs de la thèse, et les questions qu’ils nous semblent laisser en suspens. L’argumentation scientifique est détaillée dans le document annexe joint à cet article.

Cette thèse est basée sur une analyse fine, par des méthodes nouvelles, des observations sur les symptômes de mildiou, et des traitements réalisés par les viticulteurs, sur une période qui court de 2010 à 2018.

Sur cette période, les dates des premières observations de symptômes de mildiou sur feuilles, sur les parcelles non traitées, variaient suivant les années, entre le 3 mai et le 30 mai :


Source : Bilan 2019 des BSV Nord Aquitaine. Pour faciliter la comparaison avec les résultats de la thèse, nous avons ajouté entre parenthèses sous chaque année la semaine calendaire de la date d’apparition des premiers symptômes sur feuilles. Les années à mildiou précoce sont surlignées en rouge, les années tardives en vert.

Les principaux résultats sont résumés par la figure 6.1 :

Pour faciliter l’analyse des résultats, nous avons ajouté pour chaque type d’évènement les années de référence utilisées, avec le code couleur utilisé plus haut (rouge pour les années à mildiou précoce, vert pour les années à mildiou tardif, noir pour les années intermédiaires).

  • Le résultat majeur est que, contrairement aux idées reçues sur la rapidité des épidémies de mildiou, l’extension des symptômes au sein du vignoble est relativement lente : il s’écoule en moyenne 4 semaines entre l’apparition des 1ers symptômes dans le réseau d’observations, et le moment où 50% des parcelles sont atteintes. Il reste même en fin de saison une proportion non négligeable (30% environ dans le modèle représenté en figure 6.1) de parcelles indemnes de mildiou, et donc qui auraient pu ne pas être traitées (courbe gris clair de la figure 6.1).
  • Quand on leur a demandé à quelle date ils prévoyaient l’apparition des symptômes de mildiou, les experts consultés étaient nettement en avance sur les dates réelles, de 3 semaines en moyenne (courbe noire)
  • Les traitements réalisés par les viticulteurs démarraient beaucoup trop tôt (date médiane en avance de 6 semaines de la date médiane d’apparition des symptômes. En moyenne, les viticulteurs ont appliqué 7,8 traitements en 2010, 2013 et 2016, et 8,5 en 2018, année à pression de mildiou particulièrement élevée

Ces résultats suggèrent donc que les viticulteurs appliquent beaucoup plus de traitements que nécessaire, et que même les experts tendraient à démarrer la protection trop tôt. Pour éviter ces traitements inutiles, l’auteur propose d’appliquer une stratégie de traitement innovante, où les viticulteurs ne traiteraient qu’au moment de l’apparition des symptômes, et renouvelleraient ensuite les traitements toutes les deux semaines jusqu’à la fin de la période de risque, à la mi-août. Elle calcule le nombre de traitements qui en résulterait, dans deux hypothèses :

  • En se basant sur les dates réelles d’apparition des symptômes : elle trouve alors que 3,4 traitements par an seulement seraient nécessaires, ce qui représente une économie de 56%
  • En se basant sur les dates d’apparition prévues par les experts : dans ce cas, l’économie serait seulement de 22,7%, soit 6 traitements par an environ.

Ces résultats sont impressionnants, mais reposent sur le cumul de 4 hypothèses qui paraissent très fragiles (cf annexe scientifique pour plus de détails) :

  • Hypothèse 1 : les comparaisons entre dates réelles d’apparition des symptômes, les prévisions des experts, et les stratégies de traitement des viticulteurs sont valides, bien que portant sur des années différentes, et des jeux de données de tailles très différentes (cf les années de référence que nous avons ajoutées au graphe 6.1. De toute évidence, cette hypothèse n’est pas vérifiée pour la comparaison entre les prévisions des experts et les dates d’apparition des symptômes au champ, ce qui invalide tous les résultats sur le nombre de traitements qui découlerait de leurs conseils. Pour la comparaison entre les traitements des viticulteurs et l’apparition des symptômes, la question reste ouverte.
  • Hypothèse 2 : les traitements des viticulteurs pris en compte sont bien dirigés contre le mildiou, et non contre l’excoriose (autre maladie de la vigne présente dans le Bordelais, contre laquelle on applique les mêmes produits). Vu les dates de premier traitement présentées ici, il semble probable qu’une partie, sinon la totalité des traitements réalisés contre l’excoriose aient été comptabilisés comme des traitements anti-mildiou.
  • Hypothèse 3 : il est possible de contrôler le mildiou dans le vignoble bordelais (où cette maladie est très présente), en appliquant une stratégie curative (autrement dit après l’apparition des symptômes), contraire aux bonnes pratiques actuellement recommandées, y compris dans le plan Ecophyto). La seule référence invoquée en faveur de cette stratégie est une publication sur deux expérimentations réalisées en Italie, où cette stratégie a donné des résultats médiocres, qui ne sont acceptables que grâce à la très faible infestation de mildiou
  • Hypothèse 4 : cette stratégie pourrait être appliquée en conservant une cadence de traitement une semaine sur deux. Pourtant, quand ils se trouvent accidentellement en situation curative, les viticulteurs ont généralement besoin de passer à une cadence hebdomadaire, le temps de reprendre le contrôle de la maladie, ce qui  risque de réduire rapidement l’économie de traitements réalisée en retardant la première application.

Dans son chapitre 7, l’auteure développe un modèle en apprentissage automatique sur les données d’observation, pour prédire l’infestation finale de mildiou sur grappes, en fonction de la date d‘apparition des premiers symptômes. Elle l’utilise ensuite pour proposer une autre stratégie de protection, où les traitements seraient également appliqués à partir de l’apparition des premiers symptômes, mais seulement pour les parcelles où cette date est suffisamment précoce pour présager d’une infestation significative sur grappe en fin de cycle. Cette stratégie suscite donc les mêmes réserves que celle proposée au chapitre 6, avec un risque supplémentaire : elle suppose de ne pas traiter les parcelles pour lesquelles l’apparition du mildiou est tardive : or c’est pour ces parcelles qu’il y avait les discordances les plus fortes entre les différents modèles de survie testés au chapitre 4.

Cette thèse met néanmoins le doigt sur un point faible indéniable de la viticulture raisonnée : les raisonnements préventifs actuels (nécessaires en raison des caractéristiques techniques des produits disponibles) incitent à des traitements de précaution, dont certains peuvent être inutiles. L’analyse des données d’épidémiosurveillance sous forme de courbes de survie, comme proposé dans cette thèse, est un progrès important pour mieux évaluer la dynamique réelle des infestations de maladies ou de ravageurs, et réduire le nombre de ces traitements de précaution. Mais il semble clair que l’approche retenue dans les applications de cette méthode, avec des jeux de données trop réduits et hétérogènes, a conduit à surestimer très fortement ce phénomène. De plus, une bonne partie des économies de fongicides promises repose sur l’adaptation d’une stratégie de traitement risquée, non validée sur le terrain, dont la réussite parait peu probable sous le climat aquitain.

Des travaux emblématiques de la recherche récente en protection des cultures

On dit beaucoup depuis quelques temps que l’agriculture française doit changer de paradigme, et cette thèse fait partie des travaux qui tentent de définir de nouvelles logiques de protection des cultures. Les travaux réalisés ici sont caractéristiques des nouvelles tendances de la recherche publique phytosanitaire, avec leurs intérêts mais aussi leurs points d’alerte :

  • Le développement de nouvelles techniques statistiques sophistiquées (de type « Big Data ») pour analyser les données disponibles sur les maladies de cultures et sur les stratégies de protection mises en place par les agriculteurs.
    C’est le point le plus intéressant de cette thèse, avec son chapitre 4 sur le développement de modèles de survie pour améliorer la compréhension des épidémies de mildiou, qui actuellement ne peut s’appuyer que sur des données de terrain fortement censurées. On peut toutefois regretter que ces données aient été analysées dans une optique essentiellement globalisante (toutes années confondues), qui rend difficile la comparaison avec l’expérience de terrain des experts consultés. La découverte majeure du chapitre 4 est que sur la période 2010 à 2017, la dynamique des épidémies de mildiou est souvent nettement plus lente que l’on ne croit généralement. Mais cette approche globalisante empêche tout raisonnement inductif, qui nécessiterait d’identifier clairement les années où ce phénomène se produit, d’en rechercher les causes (hétérogénéités climatiques régionales plus prononcées que d’habitude, facteurs parcellaires plus influents que d’habitude ?), et de vérifier si un usage mieux ciblé des méthodes de raisonnement actuels permettrait d’en rendre compte. Elle masque aussi des problèmes méthodologiques qui auraient pu être détectés beaucoup plus tôt : par exemple le fait que les prévisions d’experts ont été réalisées sur deux années où les dynamiques de mildiou ont été rapides, ce qui invalide complètement les conclusions tirées sur le jugement des experts. Le biais créé dans la comparaison des prévisions des experts (un petit jeu de données acquises sur 2 ans seulement) avec les suivis d’observations (un jeu de données plus vaste, sans être massif, et acquis sur 8 ans), est un exemple typique des problèmes générés par l’application des techniques « Big Data » à des jeux de données trop réduits et trop hétérogènes. Sur des effectifs de données comme ceux dont la chercheuse disposait, l’amélioration des modèles mécanistes existants produirait probablement des progrès plus rapides, et immédiatement applicables sur le terrain.

On notera enfin que la complexité des modèles développés occulte une lacune que l’on rencontre de plus en plus fréquemment dans les travaux d’agronomie ou agro-écologie : à aucun moment on ne voit une comparaison de ces modèles avec les données, assortie d’indicateur de corrélation et d’écart entre données prédites et observées (ce que dans la « vieille » agronomie on appelait « valider un modèle ») : on constate qu’il y a des différences significatives entre les modèles de survie, mais à aucun moment on ne sait lequel est le plus proche des observations de terrain.

  • L’inclusion de l’expertise de terrain dans le travail de la recherche.

C’est le deuxième apport majeur de cette thèse, avec l’évaluation d’une méthode d’élicitation simple qui permet d’analyser les prévisions des experts. Il resterait toutefois deux points d’amélioration importants pour que l’on puisse considérer cette démarche comme réellement inclusive :

  • Qu’elle soit symétrique : ici, les avis des experts n’ont été sollicités que pour évaluer leur capacité prédictive. A aucun moment ils ne semblent avoir été interrogés pour évaluer la crédibilité de la démarche proposée par les chercheurs. Ils auraient pourtant pu alerter sur des sujets importants, comme la confusion probable entre traitements mildiou et excoriose et sur la crédibilité d’une transposition dans le Bordelais des références citées sur une stratégie de traitement démarrant à l’apparition des symptômes.
    • Que leurs avis soient traités avec moins de désinvolture : dans le chapitre 5, leurs prévisions sur la date d’apparition des symptômes ont été interprétées comme pouvant donner lieu à des décisions de traitement erronées, qu’ils n’auraient sans doute pas prises (cf analyse détaillée). Et dans le chapitre 6, le plus décisif pour évaluer les effets de leurs prévisions sur le nombre de traitements pratiqués, on a comparé leurs prévisions de 2017 et 2018 aux dates d’apparition de symptômes de 2010 à 2017 et aux traitements réalisés en 2010, 2013, 2016.
  • La volonté d’imaginer des stratégies disruptives, pour définir ces « nouveaux paradigmes » agricoles.
    Ici, la recherche publique est bien sûr parfaitement dans son rôle : c’est elle qui peut prendre le recul nécessaire pour sortir des routines dans lesquels les agriculteurs et même les acteurs du développement agricole peuvent s’enliser. Mais cette volonté de faire table rase a aussi comme revers un manque de capitalisation des connaissances acquises, qui se manifeste à plusieurs niveaux. Nous avons déjà vu que les connaissances des experts de terrain n’ont pas été utilisées là où elles auraient été le plus complémentaires de celles de la recherche (interprétations des enquêtes sur les pratiques culturales, identification des critères de raisonnement qu’ils utilisent et qui ne sont pas exploités actuellement dans les BSV). Mais cette absence de capitalisation se manifeste même pour les travaux de recherche antérieurs :
    • les modèles semi-paramétriques développés dans cette thèse reposent simplement sur les cumuls saisonniers de pluie et de températures. Il y a là une nette régression par rapport aux modèles épidémiologiques mécanistes, où la simulation des cycles de reproduction du mildiou permet une identification plus fine des périodes de contaminations où la culture doit être protégée. De plus, reposant sur des cumuls mensuels, ces modèles semi-paramétriques ne peuvent être employés en prédictif, et ne pourront donc pas servir à fonder des OAD en temps réel à l’avenir. Une approche d’Intelligence Artificielle hybride, combinant l’approche « data based » utilisée ici, et des indicateurs mécanistes issus des modèles épidémiologiques existants, serait probablement beaucoup plus féconde, et plus rapidement transposable sur le terrain. Il est vrai que la capitalisation dans ce domaine est difficile, aucun des modèles épidémiologiques mildiou utilisés actuellement dans le conseil agricole français ne venant de la recherche publique.
    • Il n’y a ici aucune prise en compte du retour d’expérience du Processus Organisationnel de Décision (POD) Mildium, qui reposait pourtant sur des concepts assez voisins. Ce POD avait été testé pendant une dizaine d’années par l’INRAE, y compris dans le Bordelais, mais n’a pas réussi à s’imposer sur le terrain. Il aurait été utile d’en analyser les raisons, pour éviter que la stratégie proposée ici ne subisse le même sort après quelques années supplémentaires de travail.
    • Ce manque de capitalisation est également sensible depuis longtemps pour les modèles épidémiologiques utilisés en épidémiosurveillance : un rapport récent du CGGAAER alerte sur la précarité des modèles épidémiologiques utilisées en épidémiosurveillance : alors que le Service de la Protection des Végétaux était en pointe sur ces sujets à la fin des années 90, cette avance s’est perdue depuis, et les modèles sont menacés d’obsolescence technique à très court terme.

Des affirmations prématurées, qui alimentent l’agribashing

Nous avons vu que les affirmations répétées dans cette thèse, selon laquelle les stratégies innovantes proposées permettraient de réduire de 56% (dans le chapitre 6) ou 50% (dans le chapitre 7) le nombre de traitements actuellement appliqués, sont très prématurées, sinon carrément utopiques. Au moment où le bilan annuel Ecophyto annonce une fois encore que la consommation de pesticides a de nouveau augmenté en France, et où la Cour des Comptes s’interroge (à juste titre) sur l’efficacité de l’argent investi dans ce Plan, ce genre d’annonces a certes le mérite de nourrir l’attitude positive de l’INRAE, dont le Président annonçait récemment à la presse avoir les moyens de réduire la consommation de pesticides de 60%. Il est pourtant difficile à la longue d’expliquer le décalage entre ce bel optimisme de la recherche et la dure réalité du terrain (y compris dans les fermes Dephy, pourtant suivies et conseillées de très près par l’INRAE). Ce déphasage alimente la petite musique que l’on entend de plus en plus, y compris dans les hautes sphères de l’INRAE, selon laquelle le manque de progrès dans le plan Ecophyto serait dû aux blocages des milieux agricoles. Nous avons pourtant vu dans cette thèse que la réalité est parfois plus complexe.

A la longue, ces promesses prématurées sont une des sources majeures de l’agribashing, car elles donnent l’impression que les agriculteurs ignorent les démarches de progrès trouvées par la recherche : on imagine bien l’usage que pourraient en faire des leaders d’opinion et des médias en recherche d’audience émotionnelle, en particulier dans cette région bordelaise où les relations entre viticulteurs et riverains sont particulièrement tendues. En mettant en avant une nouvelle stratégie de traitement non testée sur le terrain, dont rien ne prouve qu’elle soit applicable dans le vignoble aquitain, elles discréditent non seulement le comportement des viticulteurs, mais aussi tout le dispositif d’épidémiosurveillance français, les recommandations d’EcophytoPIC, et les OAD actuellement validés pour l’accès aux Certificats d’Economie de Produits Phytosanitaires. On retrouve le même problème avec beaucoup de publications d’agroécologie, qui avec des méthodes systémiques et observationnelles, peu adaptées à l’établissement de relations de causalité solides, semblent contredire les connaissances classiques issues de l’agriculture raisonnée (voir ici et ici). Cette façon d’opposer l’agriculture raisonnée à de « nouveaux paradigmes », pour l’instant bien théoriques, ne peut que ralentir les progrès dans les pratiques agricoles : elle conduit à un investissement lourd sur des pistes d’amélioration très hypothétiques, qui dans un premier temps ne seront accessibles qu’à une minorité d’agriculteurs ; alors qu’il y aurait sans doute plus à gagner avec des améliorations incrémentales des modes de raisonnement déjà bien assimilés par la majorité des viticulteurs. Dans le même temps, les entreprises qui déposent aux appels à projets publics des projets d’amélioration des modèles épidémiologiques existants, en utilisant des approches d’Intelligence Artificielle hybride, se voient répondre que leur approche n’est pas assez innovante : un choix de priorité qui pourrait s’avérer risqué, alors que l’échéance de 2025 approche pour le plan Ecophyto.

Comment progresser plus vite (et de façon moins risquée) ?

Une des grandes réussites de cette thèse est d’illustrer l’intérêt majeur de deux sources de données sous-exploitées jusqu’à présent : les données d’observation du dispositif d’épidémiosurveillance, ainsi que les Enquêtes sur les Pratiques Culturales (EPC). Pendant que l’INRAE les utilise pour inventer l’agriculture de demain, il serait important que les fournisseurs des OAD actuellement reconnus dans le cadre des CEPP Ecophyto puissent également y avoir accès, pour l’amélioration continue de leurs outils. Or, ces données ne sont pas actuellement en Open Data. La raison généralement invoquée pour cela est qu’il s’agit de données sensibles. Il ne serait pourtant sans doute pas difficile d’en faire une version anonymisée, qui contienne tout de même toutes les informations utiles aux développeurs d’OAD.

Une autre limite frappe spécifiquement les EPC, malgré leur caractère stratégique. En raison de leur coût élevé, dû à leur niveau de détail très poussé, elles ne sont actuellement réalisées que tous les 3 ans, ce qui limite leurs possibilités d’exploitation : nous avons vu qu’il y a des différences interannuelles très fortes de dynamique du mildiou, il aurait été précieux de disposer de données sur les pratiques chaque année, même sous une forme un peu allégée. Ce serait plus facile, maintenant que beaucoup d’agriculteurs utilisent des logiciels de gestion parcellaire qui leur permettent d’enregistrer leurs traitements, et de calculer leurs IFT (Indice de Fréquence des Traitements). L’Académie d’Agriculture de France avait formulé une recommandation dans ce sens, dans sa contribution au Plan Ecophyto 2+. Cette proposition n’a pas été retenue à ce jour, mais on peut espérer qu’elle finira par être entendue.

Enfin, nous avons vu que les promesses prématurées donnent l’impression d’une opposition entre deux mondes qui devraient au contraire se compléter mutuellement :

  • Celui de la recherche à long terme incarné l’INRAE, avec toute sa capacité à développer des concepts innovants
  • Celui de l’agriculture raisonnée de terrain, porté par les Instituts Techniques Agricoles, et les entreprises de R&D en agriculture, qui produisent les OAD actuellement reconnus dans le cadre d’Ecophyto. C’est ce monde qui détient les clés des modèles épidémiologiques actuellement utilisés, qui pourraient également être un outil majeur d’amélioration des techniques d’analyses de données développées par la recherche publique.

Des collaborations plus équilibrées entre ces deux mondes permettraient sans doute à la fois de concevoir l’agriculture de demain, sur des bases plus facilement abordables par les agriculteurs, mais aussi d’améliorer rapidement l’agriculture qui nous nourrit aujourd’hui.

Pour une analyse plus détaillée, voir :

Commentaires 2
  • GUIBERT
    17/06/2020 08:40

    Cette méthodologie d application d anti mildiou après apparition des 1er symptômes pause le problème des résistances aux produits phytosanitaires. En effet pour maintenir une durée de vie longue d un fongicide, il vaut mieux l utiliser en préventif plutôt qu en curatif.

    • Philippe Stoop (Auteur)
      17/06/2020 08:55
      Réponse à GUIBERT

      Vous avez raison, c’est un risque à long terme de cette stratégie, qui s’ajoute au risque évident d’échec immédiat des traitements. Comme mentionné dans l’annexe scientifique, ce risque de résistance serait encore aggravé par le fait qu’une stratégie curative obligerait les viticulteurs à n’appliquer que des produits pénétrants lors de ces premiers traitements, ce qui restreindrait encore la palette de familles chimiques utilisables.

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